Bienvenue sur le blog de Hervé Saint Preux

Bienvenue sur le blog de Hervé Saint Preux

Port-au-Prince, une ville qui s’étale dans le chaos

Résumé 

 

La ville, comme objet d’étude, prend de plus en plus de place dans les recherches. Les réflexions sur la ville et son évolution sont multiples et interdisciplinaires. Le développement urbain mobilise tous les savoirs. Port-au-Prince n’échappe pas à cet intérêt pour la ville. Son étalement urbain anarchique fait l’objet de préoccupation. Cet article tente d’expliquer les raisons de cette mobilisation de savoirs pour comprendre la ville et son développement, il s’intéresse par la même occasion à la dynamique urbaine de Port-au-Prince, dix après le séisme meurtrier du 12 janvier 2010. Il est aussi question, dans cet article, de comprendre les contextes de la dynamique de Port-au-Prince et aussi d’essayer de mettre en relief les rapports entre elle et ses citoyens d’une part et les autorités publiques (centrales et locales) d’autre part. Plusieurs thématiques sont abordées, mais l’accent est mis sur la gouvernance urbaine, comme outil de mise en place des politiques urbaines, la décentralisation comme moyen pouvant faciliter sa matérialisation et la démocratie participative (sans la nommer) comme un élément important de cette gouvernance.  

 

Mots clés : Ville, Port-au-Prince, gouvernance urbaine, risque urbain, décentralisation. 

 

Abstract 

 

The city, as an object of study, is taking up more and more space in research. Debates on the city and its evolution are multifold and interdisciplinary. Urban development mobilizes all fields of knowledge. Port-au-Prince is no exception to this growing interest in the city. Its anarchic urban sprawl has given rise to legitimate concerns. This article is an attempt to explain the reasons beneath this mobilization of knowledge for a better assessment of the city and its development.  It is also focusing, by the same token, on the urban dynamics of Port-au-Prince, ten years after the deadly earthquake of January 12, 2010. This article is also seeking to understand the contexts of the dynamics of Port-auPrince and also of trying to highlight the relationships between the city and its citizens on the one hand, and between the state authorities (central and local) on the other hand. 

Several themes are addressed, but the emphasis is on urban governance, as a tool for implementing urban policies, decentralization as a means that can facilitate its materialization, and participatory democracy (without naming it) as an important element of this governance

Keywords: City, Port-au-Prince, urban governance, urban risk, decentralization. 

 

 

Introduction 

La ville et l’urbain intéressent de plus en plus géographes, sociologues, économistes, historiens, etc. On ne compte plus les travaux, les réflexions et les débats sur la ville et sur l’urbain. « Si la ville se définit relativement aisément par sa dimension physique, le terme urbain est plus ardu à saisir. L’urbain est l’adjectif qui qualifie ce qui est de la ville. « L’urbain s’affiche comme un espace de prestige, valorisé foncièrement, au sein duquel les résidents contrôlent leur mobilité. » (Martin Simard, 2012). « La ville et l’urbain, sont des notions qui renvoient à des lieux et à des aires, à des sociétés inscrites territorialement, à des formes spatiales, à des paysages, à des polarisations et à des distances particulières » (Anne Hertzog et Alexis Sierra, 2010) « L’urbain apparaît comme un objet complexe et évolutif, caractérisé par des dynamiques incertaines et parfois contingentes, mais aussi comme un objet paradoxal dans ses structures et dans son fonctionnement.» (Antonio Da Cunha et Laurent Matthey, 2007). L’intérêt que suscite la ville ne date pas d’aujourd’hui. Paul Claval (1968) avait déjà fait remarquer que : « La poussée urbaine qui se développe depuis bientôt un siècle et demi dans les pays d'économie industrielle s'est prodigieusement accélérée depuis une génération et touche de proche en proche tous les pays. Ceci motive l'intérêt présent pour tout ce qui touche à la ville, à sa forme, à son économie, à son âme. (Paul Claval, 1968). »

 

Port-au-Prince et ses banlieues ne font pas exception à cet intérêt pour la ville. La commémoration du dixième anniversaire de la pire catastrophe que la ville ait connue depuis sa fondation en 1749, donne lieu à questionner l’évolution de l’urbain dans cet espace et aussi à comprendre les formes de pouvoir qui le régissent. La croissance de Port-au-Prince et les conditions dans lesquelles elle se réalise doivent nous interpeller. 

 

Comprendre l’évolution de la ville et analyser ses formes d’organisation spatiale s’avèrent importants. La ville, très vulnérable face aux risques naturels et sanitaires, connait une augmentation de ses inégalités sociales et une occupation anarchique de son territoire. Une situation qui devient très complexe avec l’augmentation de la population de la ville et de la pauvreté. Port-au-Prince ne cesse d’être un espace de concentration de populations et d’activités, malgré les catastrophes qu’elle a déjà connues, malgré sa dégradation environnementale avancée et sa très grande vulnérabilité. Aborder les problèmes que posent le dynamisme et l’étalement urbain de Port-au-Prince est plus qu’indispensable. Pour cela, il faut de nouveaux outils et de nouvelles pistes de réflexion.  

 

Port-au-Prince à l’ère des villes postmodernes 

« À chaque fois que sont survenues des révolutions technologiques et des transformations majeures dans les rapports de production, l'organisation de l'espace a dû être revue et corrigée. » (Pierre Hamel et Claire Poitras, 1998). Depuis la deuxième moitié du dix-neuvième siècle, les paysages urbains ont connu des changements importants. Les villes industrielles ne tenaient plus comme modèles. Ce qui a donné naissance à une nouvelle forme d’organisation de l’espace, c’est le projet postmoderne. Ce projet de ville postmoderne est ainsi résumé: « La ville postmoderne se distingue de la ville moderne par les éléments suivants : organisation urbaine polycentrique opposée à une forme structurée autour d'un noyau central fort ; fragmentation, éclectisme et pastiche opposés à la standardisadon des formes et des innovations formelles caractéristiques de l'urbanisme moderne ; prédominance, enfin, des aspects ludiques et théâtraux opposés aux activités productives traditionnelles ». (Hamel et Poitras, 1998.)

 

Les villes postmodernes connaissent des changements dans l’organisation et dans les formes urbaines. Elles mettent l’accent sur les relations entre les espaces, sur l’articulation entre les différents éléments de ces espaces. La ville postmoderne s’impose comme projet.   

 

Pour bon nombre de spécialistes, la ville de Los Angeles est présentée comme le modèle de ville postmoderne. Cette ville n’a pas toujours été une référence. Elle fut une ville d’immigration, peuplée de gens attirés par la ruée vers l’or, et elle affrontait pas mal de problèmes. Cette ville reste isolée jusqu'à sa connexion au reste du pays vers les années 1870-1880 par le réseau ferroviaire. « L’urbanisme à Los Angeles est considéré comme postmoderne à partir d’un dynamisme particulier : une cité mondiale (centres de commandement limités et économie en voie de mondialisation), une ville duale (polarisation dans différents domaines), une ville hybride (l'omniprésence de la fragmentation de la vie matérielle et cognitive) et une cybercité. » (Michael Dear, 2008). Au-delà de ces critères, la ville postmoderne peut être définie comme une ville dynamique et plurielle qui peut être vue comme une ville désorganisée et fragmentée.  La ville postmoderne est aussi présentée comme un espace de liberté. « La ville rend les hommes libres, mais elle ne rend libres que ceux qui ont quelque chose à exploiter et qui parviennent à se tailler une place au sein de la permanente compétition qu’engendre cette liberté. » (Jean Remy et Liliane Voyé, 1997).  La ville a des fonctions. À cet effet Jacqueline Beaujeu-Garnier précise : « La ville a eu et a toujours un rôle important à jouer dans les sociétés humaines. Ce rôle change en apparence comme évoluent les sociétés, mais jusqu’ici il a toujours été et il est toujours relativement le même, c’est-à-dire celui d’une organisation médiatrice entre les individus et groupes locaux d’une part et le milieu extérieur d’autre part. Il s’agit d’une organisation et non pas d’une simple juxtaposition faite au hasard. » (Beaujeu-Garnier, Jacqueline, 1997).    

 

Elle ajoute plus loin : « il n’y a ville que s’il y a un noyau susceptible d’unifier, de dominer, d’organiser la périphérie. » (Beaujeu-Garnier, ibid.). Port-au-Prince, dans ce contexte postmoderne, n’a pas cessé de bouger. Elle attire. Toujours. Elle se développe, elle s’étale. Depuis le séisme du 12 janvier, elle connaît un nouveau dynamisme avec l’apparition de nouveaux quartiers informels (Corail, Canaan, Jérusalem) qui sont des exemples concrets de son étalement. Port-au-Prince semble une ville de liberté dans le sens où l’entend Michael Dear. Mais cette ville qui semble être libre, dynamique, est, paradoxalement, une ville à l’agonie, parce que sans projets, sans acteurs qui proposent et qui innovent. C’est une ville abandonnée aux citoyens (pauvres ou riches). Ce sont eux qui produisent de l’espace dans la ville, dans l’anarchie la plus totale. 

 

Une ville est un projet théorique et esthétique, un projet qui doit permettre le bien-être de ses habitants. Dans cette perspective, des partenariats entre acteurs publics et acteurs privés représentent un moyen pratique et efficace pour permettre à la ville de mettre en œuvre des projets rénovateurs. En ce sens, Bernard Jouve et Christian Lefèvre (1999) affirment : « Par le biais de partenariats entre institutions publiques et acteurs privés, de mobilisation collective, il est possible que certaines villes s‘engagent dans la production de projet collectif agrégeant les acteurs produisant la ville, dans la création ou la réactivation d’identités locales fortes. » (Jouve et Lefèvre, 1999, p. 836). 

 

Pour une ville, les projets sont fondamentaux pour son épanouissement, ils sont aussi un véritable mode d’action de participation des acteurs. Pour G. Pinson (2006) : « le projet est aussi un instrument d’action publique qui vise à faire prospérer des situations de pluralisme dans les villes. Il permet ainsi de comprendre les mécanismes de recomposition d’une capacité d’action collective dans des univers pluralistes et fragmentés. » (Gilles Pinson, 2006, p. 621). Da Cunha et Matthey (2007) soulignent : « Inventions humaines, les villes constituent des miroirs du changement. Les espaces urbains sont au cœur des processus de globalisation, de transformation technologique et de recomposition économique et sociale des territoires. »

 

Les villes (riches ou pauvres) ne sont pas des espaces homogènes. Elles sont faites de contrastes et affrontent des problèmes. Dans le cas de Port-au-Prince, les contrastes sont saisissants et les problèmes innombrables. La ville est incapable de s’attaquer aux problèmes de base, tels que le ramassage et la gestion des déchets, l’entretien des rues, etc. La ville fait face à des privations inconcevables, pas de service de sécurité incendie, pas de parcs de loisirs, pas d’espaces verts, pas de mobiliers urbains, pas d’équipements culturels, pas de service de transport en commun organisé. Sans oublier, bien sûr, l’inexistence des fondamentaux, tels que : plans d’aménagements du territoire, projets urbains innovants et fédérateurs, politique de logements publics, politique de prévention et de gestion des risques. 

 

Les acteurs à Port-au-Prince (acteurs publics, entreprises privées, citoyens) n’agissent pas à partir d’une démarche théorique (d’ailleurs, ils ne le peuvent pas), car il n’y a aucune structure normative (publique ou privée) qui décide du façonnement de la ville, ce sont les citoyens (pauvres pour une bonne partie) qui se donnent cette fonction avec les conséquences alarmantes qu’on connait: une ville chaotique, ingouvernable, où l’espace n’est pas maitrisé et l’étalement se fait au gré des citoyens, sans normes, sans planification. Une ville qui évolue dans des conditions sanitaires malsaines, dans un espace totalement désorganisé qui échappe au contrôle des autorités publiques.  

 

La ville et ses enjeux 

 

Les discours théoriques normatifs sur la ville (planifiée, organisée) viennent de partout, chacun y met sa vision, sa sensibilité, sa façon d’approprier l’espace et surtout son bagage scientifique et technique. Dans la ville, chacun a ses expériences, chacun procède selon ses repères et ses ressources, chacun voit la production de l’espace différemment, d’où des théories urbaines différentes, voire contradictoires à différents moments. On a les modèles classiques, où l’on trouve la théorie des zones concentriques (appelée aussi modèle de Burgess), ou aussi le modèle des centres multiples. Il y aussi la théorie des densités urbaines ou encore les théories économiques de l’espace urbain, pour ne citer que ces exemples. En ce sens, A. Lévy (1991) précise:  « On peut sommairement classifier les discours tenus en urbanisme selon leur objectif et leur nature, soit qu'ils visent directement la production de l'espace en tant que discours opératoire, ce sont les discours théoriques normatifs, soit qu'ils se préoccupent, en tant que discours à caractère scientifique, et à partir souvent d'une critique radicale des théories normatives, de décrire et d'expliquer par exemple les conditions de génération de la ville, ce sont les discours théoriques cognitifs. (…)Les discours théoriques cognitifs sur l'urbain ont pris une ampleur considérable ces dernières années, et ont connu, avec le développement des sciences sociales, une expansion énorme. » (Albert Lévy, 1991).

 

 Les réflexions et les modèles relatifs aux villes sont nombreux et ont beaucoup évolué. Il faut comprendre que l’espace urbain est un espace réfléchi, construit, aménagé et gouverné. La ville est au cœur de tous les mouvements et de tous les changements. C’est le lieu d’avant-garde par excellence. L’ampleur que prennent les agglomérations aujourd’hui alimente de plus en plus les débats sur la ville. Les enjeux dans les agglomérations sont multiples, ils sont d’ordre social, environnemental, économique, politique, et de plus en plus sécuritaire à cause de l’augmentation des risques urbains. La gouvernance urbaine et la décentralisation sont les enjeux qui nous intéressent ici.  

 

•  La gouvernance urbaine 

De nos jours, ce sont les villes qui donnent le ton. Elles sont les reflets des états. Les politiques urbaines sont des indicateurs qui permettent de déterminer la volonté d’un état de prendre la voie de la transformation économique et sociale. On ne peut concevoir une politique de développement sans une politique urbaine. Les modèles de développement sont liés à des modèles de politiques urbaines. Il ne peut exister de progrès dans une société en dehors du champ urbain. C’est ce qui rend la gouvernance urbaine, comme instrument d’action publique, incontournable.

 

La gouvernance urbaine, très présente dans le discours scientifique, est un partenariat de gestion entre partenaires privés et acteurs publics, c’est un modèle politique qui permet à plusieurs acteurs de participer dans la gestion de la chose publique, principalement la chose publique locale (logement, transport, aménagement d’espace, etc.). C’est un système d’actions collectives. Les besoins et les problèmes de la ville interpellent tout le monde, de ce fait, les réponses que propose l’action publique doivent se réaliser dans un cadre très large de participation de plusieurs acteurs (privés et publics). La ville est faite de relations, et celles-ci sont multiples, elles sont sociales, économiques, politiques, culturelles, etc., gouverner la ville suppose des compromis entre tous les acteurs. 

 

La gouvernance urbaine (ou la gouvernance métropolitaine) oppose plusieurs théories. Pour Jane Jacobs (1961) : « le bon urbanisme est l’urbanisme de projet ». Jacobs, sans la nommer, montrait l’importance de la gouvernance urbaine (comme projet participatif) dans la dynamique et dans le développement des villes. Elle précise, à cet effet, que :  « Il est d'ailleurs surprenant de constater qu'au milieu de toute une population, il suffit de quelques personnes seulement possédant les qualités de contact nécessaires pour transformer un district en une véritable entité: environ cent personnes pour une population mille fois plus nombreuse. Mais il faut que ces personnes disposent de temps pour se trouver les unes les autres et pour mettre en route une collaboration fructueuse, il faut qu'elles aient eu le temps de s'être elles-mêmes enracinées tant dans divers quartiers que dans divers groupements de défense d'intérêts particuliers. » (Jacobs, 1961). 

 

La gouvernance urbaine, par le biais de projets novateurs portés par des acteurs privés ou publics, donne un nouveau souffle à la ville. Elle permet un certain renforcement de sa structure et apporte de l’équilibre dans ses activités. Elle apporte plus de pluralités. Pour Gilles Pinson:  « Ce phénomène de pluralisation n’est pas synonyme d’ingouvernabilité́ou d’absence de capacité d’action dans les villes. Au contraire, les phénomènes de multiplication des acteurs et de dispersion des ressources peuvent engendrer des mécanismes de recomposition des rapports entre acteurs et des innovations en matière d’instrumentation de l’action publique qui, dans certaines conditions, peuvent renforcer la capacité des systèmes d’action collective urbains. (Pinson, 2006).  

 

Les projets montés et réalisés dans le cadre de la gouvernance urbaine sont considérés comme une capacité des villes à s’organiser reconnait Pinson. Cette gouvernance, par le biais des actions collectives, permet à la ville de se faire une bonne image et de se positionner comme modèle d’organisation et de cohérence malgré le développement de capacités multiples. La ville est ainsi un espace de production et aussi un espace stratégique pouvant permettre l’innovation et la construction de réseaux. La gouvernance urbaine joue un rôle de catalyseur pour la ville. Le cas des villes européennes étudiées par l’auteur illustre bien cette capacité pour les villes de renforcer leur structure tout en étant dans un processus de dynamisation dans des activités économiques, sociales et autres avec l’intervention d’acteurs multiples. Pinson (2006) ajoute : « Les institutions et acteurs politiques urbains méritent un traitement à part, tant les multiples ressources dont ils sont traditionnellement dotés connaissent des fortunes diverses. De manière générale, la recomposition des agendas urbains et les processus de projet ont induit un décentrement des acteurs et des institutions politiques, décentrement qui ne vaut pas affaiblissement. » (Pinson, 2006). 

 

La conception de la ville structurée, organisée capable de se projeter vers l’avenir grâce à une certaine mobilisation et à un certain dynamisme doit être portée par des acteurs. La gouvernance urbaine est un outil privilégié pour supporter l’action publique de la ville qui suppose une technicité avec le choix d’un certain nombre d’instruments, permettant d’atteindre les objectifs souhaités (efficacité) en établissant un rapport optimal entre les ressources utilisées et la qualité des résultats obtenus (efficience).  

 

Les vertus qu’on accorde à la gouvernance urbaine, en matière de renforcement de la structure des villes leur permettant une certaine capacité à innover, sont interprétées différemment.  Pour Bernard Jouve (2007) « c’est un moyen de mettre en œuvre des projets destinés aux populations les plus marginalisées. »  Il estime aussi que « la gouvernance urbaine apporte plus de légitimité et plus de pouvoir aux maires, non seulement au niveau de leurs activités, mais aussi dans le renforcement de leur capacité à négocier avec le pouvoir central. »  Mais, il montre aussi les limites de la gouvernance urbaine dans des villes qui se cherchent encore:  « Entre rhétorique et changements réels dans les politiques urbaines et la nature du pouvoir urbain, il y a souvent un fossé difficile à combler. En cela, la gouvernance urbaine n’est pas (encore) un nouvel instrument d’action publique qui se déclinerait indistinctement selon les contextes juridiques, économiques, politiques, et culturels, nationaux et locaux. »(Jouve, 2007).

 

La gouvernance est fondamentale pour les villes. En ce sens, Mario Polèse (2012) fait la relation entre la gestion de la ville et le développement économique. Il précise: « La présence des villes bien gérées (transports urbains, assainissement, habitat, ordre public, pour ne nommer que quelques exemples des domaines touchés) fait partie des conditions essentielles au bon fonctionnement d’une économie moderne. » (Polèse, 2012, p. 79). 

 

Serge Belley et Gérard Divay (2007) présentent un modèle d’analyse du management de la complexité urbaine qui montre les niveaux de relations dans la gouvernance de la ville. 

Ce modèle d’analyse révèle l’importance des acteurs dans les prises de décisions dans la mise en oeuvre des politiques publiques. Ils précisent :  « Notre modèle prend donc en considération les règles institutionnelles (électorales, fiscales et autres) qui définissent les compétences et encadrent le fonctionnement des municipalités et aussi, s’agissant de telle municipalité en particulier, le contexte politique local et régional dans lequel (par rapport auquel) les représentants élus de cette municipalité élaborent, adoptent, mettent en œuvre, évaluent et modifient, en un mot produisent et gèrent, leurs politiques. » (Serge Belley et Gérard Divay, 2007, p. 24) 

 

Capture d’écran le 2023-01-12 à 18.31.39.png

 

 

Source: Serge Belley , Gérard Divay, 2007 *

 

L’exposition de Port-au-Prince aux risques naturels majeurs, dans un contexte d’étalement urbain anarchique dans des zones à risques, exige de nouvelles réflexions sur le devenir de la ville. Ils sont nombreux les outils pour nourrir ces réflexions. Il est important d’initier cette démarche incessamment, car la ville connait une augmentation de population qui renforce sa vulnérabilité. Cette augmentation est due à cause de deux facteurs, l’exode rural et la croissance démographique, cela est dû à la double transition que fait le pays : la transition urbaine et la transition démographique**.  

 

La croissance urbaine non maitrisée est un facteur aggravant pour la ville face aux risques naturels majeurs présents sur son territoire. La résurgence de l’urbanisation anarchiste post-séisme renforce l’obligation d’explorer de nouvelles pistes de réflexion pour aborder les problèmes complexes de Port-au-Prince. Car les risques présents sur son territoire ne doivent pas être pensés en fonction de l’aléa uniquement, mais aussi et surtout en fonction du territoire et de toutes ses anomalies. D’où l’urgente nécessité pour la ville, d’une véritable gouvernance en considérant ses dimensions organisationnelle, participative, décisionnelle, politique, économique et éthique.  Cette gouvernance ne peut se faire dans le contexte actuel de centralisation, avec des autorités locales qui ont très peu de pouvoir et qui sont privées de ressources.  

 

• La décentralisation  

« Le processus de décentralisation à l’échelle des villes s’appuie sur plusieurs arguments théoriques. (…)L’argument principal justifiant la décentralisation repose sur la vitalité de la démocratie locale. Selon la théorie, un rapprochement entre le gouvernement et ses citoyens permettrait un meilleur arrimage entre les services et les préférences. La compétition plus grande entre les juridictions décentralisées favoriserait également l’efficacité de production des services. » (Meloche Jean-Philippe, 2014).

 

La gouvernance urbaine (ou la gouvernance locale, si l’on considère les autres échelles du pouvoir public local) et la décentralisation sont deux notions étroitement liées. La décentralisation permet la légitimation du pouvoir urbain (ou du pouvoir local) et, par la même occasion, l’exercice de la gouvernance urbaine.  

 

« La décentralisation est une opération qui consiste à confier ou à transférer des fonctions, des pouvoirs et des responsabilités à une instance autonome et distincte. » (Louis Côté, 2008). La décentralisation est un transfert de pouvoir de décisions du gouvernement central vers les gouvernements locaux (les élus locaux) dans les limites de la loi. La décentralisation suppose aussi un transfert de compétences et de moyens, c’est un outil indispensable qui doit permettre aux élus locaux (et aux partenaires: citoyens, institutions privées, groupes organisés) de jouer leur rôle dans le cadre de la gouvernance urbaine.  

Toutefois, il faut reconnaitre que la décentralisation ne résout pas tout. C’est un apprentissage permanent. La décentralisation ne garantit pas que les pouvoirs locaux seront à l’abri de la corruption, des dépenses excessives ou inadaptées, de la mauvaise gouvernance, du clientélisme, de la carence de cadres, etc. La décentralisation, c’est aussi courir le risque que l’état central se désengage de ses responsabilités (économiques, sociales et autres) à l’égard de certaines parties du territoire.  

 

La décentralisation est, certes, incontournable pour la gouvernance urbaine, mais elle n’est pas une fin en soi. Car, transférer des compétences de l’état central vers le local ne présuppose pas que le local fera nécessairement mieux.  

 

La ville entre attraction et aversion 

 

Plus de la moitié de la population mondiale habite aujourd'hui dans des villes. Selon l’ONU, 68% de la population mondiale vivra dans les villes en 2050. Cet objet qu’est la ville devient incontournable. Un état ne peut pas proposer, ne peut pas se projeter vers l’avenir sans tenir compte de ses espaces urbains. La ville c’est la réalité de ce siècle, malgré ses nombreux problèmes (pollution atmosphérique, pollution sonore, insécurité, chômage, embouteillage, ghettoïsation, pauvreté, quartiers précaires, racisme, etc.), elle n’arrête pas d’être attractive.  

 

Port-au-Prince, en dépit de sa situation chaotique, continue d’attirer. Cette attraction est due à la situation de déséquilibre qui existe entre elle et le reste du pays. Jean Marie Théodat (2003) explique ce déséquilibre: « par la centralisation des dépenses publiques et la concentration en un même lieu de toutes les ressources du pays. Pour les services les plus rares comme l’éducation, la santé et certains loisirs, on va naturellement se rapprocher de la capitale. Cette dernière accueille la moitié des équipements hospitaliers, les 2/3 des banques et les 3/4 de l’enseignement supérieur ; 80% de l’énergie consommée dans le pays l’est dans la capitale. » (Jean Marie Théodat, 2003, p. 125.)

 

Bien que Port-au-Prince absorbe la quasi-totalité des ressources du pays, ses problèmes sont multiples et compliqués. Ceux-ci doivent être abordés avec sérieux par le biais d’outils et de méthodes de planification urbaine et avec la volonté politique de décentraliser. Néanmoins, il faut un état ayant la capacité pour organiser la société et porteur de grands projets. C’est dans ces conditions que la gouvernance urbaine pourra servir à la transformation la ville.  

 

Conclusion 

 

La ville foisonne. Elle est dynamique. Tenant compte de son importance, elle est à l’origine de théories et de discours qui permettent de mieux la comprendre dans toutes ses facettes, à la fois dans sa répulsion comme dans son attraction. La ville, comme phénomène social, comme objet symbolique, comme projet, doit être pensée et produite par les décideurs. Le développement de la ville ne doit pas être laissé au gré des citoyens.  

 

Port-au-Prince bouge dans la confusion la plus totale, elle évolue dans une démarche totalement contraire aux pratiques de la gouvernance urbaine. Elle a besoin d’être prise en charge dans le cadre d’une politique de planification urbaine et territoriale avec une articulation entre les éléments qui la composent, entre son centre et ses banlieues, une définition des modes d’organisation de sa trame urbaine, dans une cohérence de l’action publique avec la prise en compte des risques qui la menacent et une considération de son attraction sur le reste du pays.  

 

Port-au-Prince doit devenir un projet, on doit y avoir le droit à la ville, c’est-à-dire: « le droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. (…) Ce qui suppose une théorie intégrale de la ville et de la société urbaine, utilisant les ressources de la science et de l'art. » (Henri Lefebvre. 1967).

Hervé Saint Preux 

 

Notes

* Notre modèle d’analyse du management de la complexité urbaine met donc en relation trois éléments ou, plus justement, trois fonctions interdépendantes, soit celles : 1) de direction/régulation qui concerne l’allocation impérative de valeurs (ou de normes) et relève ultimement des responsables politiques ou des élus ; 2) de mobilisation/concertation qui concerne la négociation des politiques publiques et des projets collectifs à laquelle peuvent (ou sont invités à) participer les acteurs sociaux (individuels et collectifs) intéressés; 3) d’évaluation/optimisation qui concerne, après la détection d’un problème, la mise en forme et la mise en œuvre, suivant surtout des objectifs d’efficacité et d’efficience, de mesures correctrices touchant les politiques (programmes, services, activités) publiques et à laquelle participent surtout les agents administratifs locaux (cadres et fonctionnaires). Les boucles fléchées qui entourent chacune des pointes du triangle indiquent que l’enjeu supérieur de la coordination passe par la coordination des relations à l’intérieur et entre ces trois fonctions stratégiques. 

Notre modèle est ainsi constitué de trois sphères dont chacune est dominée, théoriquement du moins (et à des degrés très variables dans les situations concrètes), par une catégorie spécifique d’acteurs. La sphère de la direction/régulation est celle dans laquelle dominent les élites politiques, notamment les élus au pouvoir. La sphère de mobilisation/concertation est celle dans laquelle dominent les citoyens (électeurscontribuables- usagers), notamment en période électorale, et les groupes qui cherchent à influencer les politiques publiques. La sphère d’évaluation/optimisation, qui est celle de l’application des politiques, est dominée par les agents administratifs qui, en raison de leur permanence et de leur expertise, sont à même de faire prévaloir leurs points de vue. Légitimement et pratiquement, ce sont les élus, du fait qu’ils ont le dernier mot, qui occupent la position la plus avantageuse. (Serge Belley et Gérard Divay, 2007, pp. 25-26). 

** La transition urbaine est le passage d’une population fortement rurale à une population fortement urbaine, elle est due généralement à l’exode rural.  Steck explique que : “la transition urbaine est bien plus qu’un passage statistique : c’est aussi un passage dans le fonctionnement et l’organisation des territoires ; dans leur gestion et dans celle des citadins qui les habitent ; c’est enfin un passage politique."(Steck, 2006).  La population urbaine est estimée en 2015 à 51,9 %, ce pourcentge passera à 70,4 % en 2050, dont les 2/3 seront dans l’aire metropolitaine de Port-au-Prince. (IHSI, 2011.) 

 La transition demographique est defini ainsi : « le passage d’un mode de croissance demographique caracterisé par des taux de natalité et de mortalité très elevés à un mode de croissance caracterisé par des taux de natalite et de mortalite faibles. Si dans ces deux modes de croissance demographique, la population augmente lentement (solde naturel faible), Durant la phase de transition, la population connait un essort important.” (Jean-Yves Capul et Olivier. Garnier, Dictionnaire d’economie et sciences sociales.Hatier. 2013).   

 

Selon l’IHSI : “Haïti est un pays qui se trouve à une étape de transition démographique modérée.
Dans ce contexte, il présente une natalité élevée (30 pour 1000 habitants en 2000-2005) et une mortalité modérée (10,5 pour 1000 habitants en 2000-2005). Cette particularité se résume en un modèle de population à croissance modérée, avec une structure par age plutôt jeune. À mesure qu’il avance dans le processus de transition démographique, la population tend à présenter une plus faible croissance et une structure plus vieille.” (IHSI, 2015.) 

 

 

 

Bibliographie

 

 

 

  1. Albert Lévy, « Sortir de l'impasse du débat moderne/post-moderne. Pour la recherche d'un nouveau rapport théorie/pratique en urbanisme », Villes en parallèle, N°17-18, 1991,  pp. 314-323. 
  2. Anne Hertzog, Alexis Sierra, « Penser la ville et l’urbain, les paradoxes de la géographie française », EchoGéo(En ligne), mis en ligne le 31 mai 2010, pp. 1-5.             http://journals.openedition.org/echogeo/11898 ; DOI : 10.4000/echogeo.11898 
  3. Antonio Da Cunha et Laurent Matthey (Dir.), La ville et l’urbain : des savoirs émergents, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2007.  
  4. Bernard Jouve, « La gouvernance urbaine : vers l'émergence d'un nouvel instrument des politiques ? »  Revue internationale des sciences sociales, N°193- 194, 2007, pp. 387-402. 
  5. Bernard Jouve, Christian Lefèvre, « De la gouvernance urbaine au gouvernement des villes ? Permanence ou recomposition des cadres de l’action publique en Europe? », Revue française de science politique, vol. 49, 1999, pp. 835-854.  
  6. Gilles Pinson, « Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes », Revue française de science politique. Vol.56, 2006, pp. 619-651.  
  7. Henri Lefebvre, « Le droit à la ville », L'Homme et la société, N° 6, 1967, pp. 29-35. 
  8. Jacqueline Beaujeu-Garnier, Géographie urbaine, [1980], Armand Colin, 5e ed., 1997 
  9. Jane Jacobs, Déclin des grandes villes américaines, The Death and Life of great american Cities, 1961.
  10. Jean Marie Théodat, « Port-au-Prince en sept lieues », Outre-Terre, N° 35-36, 2003, pp. 123-150.  
  11. Jean Remy, Liliane Voyé, L’ecole de Chicago, Gembloux. Édition Duculot, 1974. 
  12. Jean-Philippe Meloche, « Gouvernance urbaine et décentralisation inframunicipale dans les grandes villes d’Amérique. », Cahiers de géographie du Québec, 2014, pp. 173-192.  
  13. Louis Côté, L’État démocratique : fondements et défis. Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2008.
  14. Mario Polèse, « Ville et croissance, une relation ambiguë. », Lise BoudreauLepage, Regards sur la ville, Paris, Economica / Anthropos. Paris, 2012, pp. 53-80.  
  15. Michael Dear, « Los Angeles and the Chicago School: Invitation to a Debate. City & Community », 2008, pp. 5-32. 
  16. Pierre Hamel, Claire Poitras, « Modernité et post-modernité: la contribution des études urbaines », (sous la direction de Yves Boisvert), Montréal, Les Éditions Liber, 1998, pp. 69-88.   
  17. Pour approfondir la question, voir l’article de Antoine S. Bailly « Les théories de l'organisation de l'espace urbain», Espace géographique, tome 2, N°2, 1973, pp. 81-93.  
  18. Serge Belley, Gérard Divay, « Le management de la complexité urbaine: la coordination entre coopération et compétition. » Telescope Vol 13, N°3, 2007, pp. 21-36. 
  19. Simard Martin, « Urbain, rural et milieux transitionnels: les catégories géographiques de la ville diffuse », Cahiers de géographie du Québec, vol.56, N° 157, 2012, pp.109-124. 


13/01/2023
0 Poster un commentaire

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 31 autres membres